C’est la première fois qu’il y a un consensus de tous les acteurs du secteur immobilier pour dire qu’il y a une grave crise du logement en France. Loyers trop chers, hausse des taux d’intérêt, inflation, foncier inaccessible, chute de la construction… Le rapport annuel sur l’état du mal-logement de la Fondation Abbé Pierre présente des chiffres alarmants : plus de 4 millions de mal-logés en France dont 330 000 sans domicile fixe (un chiffre qui a doublé en 10 ans). En comptant les personnes en situation de fragilité, il y a au total 15 millions de Français-es touché-es à des degrés divers par la crise du logement. « Avec une dérive claire sur la question des enfants, alerte Christophe Robert, délégué général de la Fondation. Ces derniers mois, entre 6 000 et 8 000 personnes ont appelé le 115 et n’ont pas eu de solution proposée pour la nuit, dont 2 200 à 3 000 enfants selon les jours. »
Des chiffres nationaux qui font écho en Haute-Garonne, où 57 000 personnes sont en attente d’un logement social, pour seulement 2 000 projets de construction. « Il faut plus de 14 mois pour accéder à un logement social, détaille Sébastien Vincini, président du Département. 42% de ces demandes émanent de personnes seules et 31% de personnes seules avec enfant ». En Haute-Garonne, « une trentaine de Maisons de la Solidarité reçoivent les demandes et aident les personnes dans le besoin à constituer leurs dossiers », précise Jean-Michel Fabre, vice-président en charge de la Transition écologique, des Mobilités douces, du Logement et de l’Habitat, « en priorisant les mères isolées avec enfant, les femmes victimes de violences et les familles dépourvues de logement ».
Une réponse politique inexistante : un danger pour la démocratie
« A l’heure où nous parlons (6 février 2024, NDLR), nous n’avons aucun ministre du Logement de plein exercice alors que c’est la première précoccupation des Français-es, c’est incompréhensible », déplore Sébastien Vincini, rejoint par Christophe Robert : « Tous les indicateurs sont dans le rouge : la production globale de logements est en chute libre et le premier ministre parle du choc de l’offre ? Cela ne tourne pas rond ! Depuis 2018, la coupe massive dans les APL et dans le soutien aux bailleurs sociaux représente 4 milliards d’euros en moins par an. On ne peut pas faire plus avec moins. Nous demandons à stopper l’hémorragie, à rassembler tous les acteurs. Bien sûr que l’on veut un ministre de plein exercice, même deux ou trois ! »
Emmanuelle Cosse, ancienne ministre du Logement et présidente de l’Union sociale pour l’habitat (USH) se dit « très en colère » : « Pourquoi cette crise du logement si forte, admise par le premier ministre et le président de la République, ne suscite-t-elle aucune réaction de l’État ? Gabriel Attal dénonce une crise, mais n’annonce pas de mesures structurelles. 82 000 logements sociaux ont été agréés en 2023 (autorisés à être financés par l’État, NDLR) : « c’est la plus mauvaise année depuis 2005 et bien en-dessous de l’année 2020 marquée le Covid. Et ce n’est pas fini, 2024 sera pire. » Rappelant qu’en 2023, la demande de logement social a augmenté de 7,5% au plan national, Emmanuelle Cosse craint clairement une montée des populismes : « C’est une erreur de laisser grossir cette crise d’un point de vue économique, social et démocratique. Des gens stoppés dans leur capacité à choisir un logement, un boulot, et renvoyés à leurs revenus limités : cela va se manifester sur le débat démocratique et pas de la meilleure façon », redoute-t-elle.
Pour Jean-Claude Driant, professeur à l’École d’Urbanisme de Paris et chercheur au Lab’Urba, « historiquement, à chaque fois qu’il y a eu une crise économique, l’État a utilisé le logement pour relancer l’économie, et là non. Pourquoi ? Car il faut sortir du quoi qu’il en coûte. Mais surtout, c’est une vision idéologique selon laquelle le marché va se réguler tout seul. Le Président dit ‘la crise du logement est une crise de sur-dépense publique. On a mis trop d’argent, donc en arrêtant de l’alimenter, le marché va se réguler tout seul’. C’est le fameux choc de l’offre qui va faire baisser les prix. Mais on ne met pas les moyens pour cette offre ! »
Décentralisation des compétences : à quelles conditions ?
Le futur projet de loi de décentralisation du logement est-il une solution pour sortir de la fragilisation du logement social ? Pour Jean-Claude Driant, cette notion de crise du logement est différente selon les territoires. « Il y a une grande diversité de situations locales. Il y a consensus pour dire que les intercommunalités pourraient représenter le meilleur échelon, à condition qu’elles soient volontaires pour prendre de nouvelles responsabilités et à condition qu’elles en aient les moyens financiers et de compétences. Et si c’était le cas, il faudrait confier la responsabilité du logement des autres territoires aux départements. »
Un point de vue qui n’est pas partagé par Emmanuelle Cosse : « Demander aux collectivités de prendre les responsabilités sans les moyens et sans les compétences, c’est prendre un risque de sécession entre territoires riches et territoires pauvres. Décentraliser une politique pour s’en débarrasser, c’est la pire chose à faire pour le logement et le pire message pour les citoyen-nes. »
Quant à l’annonce de Gabriel Attal sur la possibilité donnée aux maires d’ajouter les logements intermédiaires accessibles à la classe moyenne pour atteindre les quotas fixés par la loi SRU, l’ancienne ministre dénonce « une faute morale » : « au lieu de nous dire ‘on va décupler les efforts pour atteindre 25% de logements sociaux en 2025’, le premier ministre nous dit, ‘on va changer la manière de compter et on va désormais y intégrer les logements intermédiaires’. Mais ceux-ci concernent les cadres supérieures. A peine 3% des 2,6 millions de personnes qui attendent un logement social pourraient prétendre à ces logements. Pour un objectif d’équité territoriale, on va bidouiller les chiffres. C’est une trahison. »
Sébastien Vincini dénonce lui aussi ces annonces « qui nous font reculer d’une trentaine d’années ». Selon lui « accéder à un logement demande des critères, ce n’est pas au maire de décider : il y a là une vraie atteinte au droit. La question du logement doit donc devenir notre préoccupation, d’autant qu’elle doit être abordée sous le prisme de l’aménagement du territoire.»
Bifurcation écologique : comment faire face aux injonctions contradictoires ?
En Haute-Garonne, 8% des résidences principales ont un DPE classé F et G, 58 000 résidences principales sont considérées comme des passoires énergétiques, selon les données de Christophe Bouilly, directeur adjoint de la Direction départementale des territoires (DDT) de la Haute-Garonne. Pour Emmanuelle Cosse, « le combat pour la réhabilitation est un vrai enjeu pour le patrimoine social. Il faut s’intéresser à la décarbonation du chauffage, s’adapter à la chaleur aussi. Le parc social construit il y a 20 ans n’avait pas anticipé de très longues périodes de chaleur. Comment on rafraîchit sans mettre de la climatisation ? Comment on réaménage les quartiers pour amener de la fraîcheur ? » Une préoccupation partagée par le délégué général de la Fondation Abbé Pierre : « Avant on finançait du logement très social, puis on s’est rendu compte que ce sont les charges qui pèsent sur le budget des ménages, rappelle Christophe Robert. On s’est donc lancé dans la réhabilitation pour réduire les émissions de CO2 et redonner du pouvoir d’achat. Mais cela demande des financements très importants. L’État sait qu’il faut mettre la main à la poche ». Des investissements qui demandent une vision de long terme. « On ne pourra pas atteindre les objectifs de 2050 sur la décarbonation avec les ressources actuelles », prévient Christophe Robert qui prône une fiscalité plus juste : « il faut que ceux qui peuvent payer des impôts les payent (taxe d’habitation, ISF) ».
Emmanuelle Cosse insiste sur le fait que les ménages les plus pauvres ne doivent pas être les oubliés de l’adaptation climatique : « Il y a une scission dans la société entre ceux qui, par leurs revenus, peuvent s’adapter (voiture sobre, nourriture plus saine) et ceux qui subissent. Tout le monde veut faire des travaux de rénovation, mais quand on est à 10 euros près chaque mois, on ne fait pas un emprunt de 500 euros. Il faut des investissements massifs pour accompagner les publics fragiles ».
Construire du neuf ou non ?
L’analyse de Jean-Claude Driant repose sur trois défis : la rénovation de l’existant, la sobriété foncière et la baisse du bilan carbone du neuf. Sur le premier point, il rejoint Emmanuelle Cosse, sur le risque d’un nouveau facteur d’inégalités patrimoniales, entre les ménages qui auront pu rénover leur logement et les autres. Sur la construction neuve, il pointe des injonctions contradictoires : « Nombre de voix soulignent que l’on construit trop, que le neuf alimente les logements vacants, les résidences secondaires, Airbnb, mais aussi que la population va diminuer et que le bilan carbone de la construction est mauvais (l’Ademe préconise une réduction drastique du nombre de constructions neuves NDLR). Mais toutes les politiques locales de l’habitat montrent un réel besoin de renouvellement du parc, pour tout ce qui n’est pas rénovable ». Par ailleurs, « rénover lourdement des immeubles anciens coûte plus cher que faire du neuf ! »
La question qui découle naturellement est celle du prix du foncier, qui ne cesse de grimper. « Il faut en venir à une meilleure régulation des prix, le dossier doit être sur la table » assure l’urbaniste. Christophe Robert constate également « qu’il n’y a pas de surfaces foncières disponibles sans les moyens possibles, même pour construire un collège. C’est le principe de la rétention foncière : plus on attend, plus on gagne de l’argent, et trop de personnes profitent de cette spéculation immobilière : particuliers, collectivités, État. »
Jean-Claude Driant propose alors de « déplacer la question » du nombre de logements à construire : « Si on dénonce le fait que le problème structurel est le logement trop cher, y compris dans les villes où l’on a beaucoup construit (cela n’a pas fait baisser les prix, au contraire), quels logements construit-on ? Pour qui et où ? Si l’on répond à cette question- là, peut-être que l’hypothèse d’en construire moins pourra être posée. »
En conclusion, il ressort de tous les échanges que la politique du logement, comme dans les autres secteurs, résulte de choix politiques basés sur des valeurs. Pour Christophe Robert, ces valeurs se résument simplement : « On ne laisse pas des gens à la rue.» Il ajoute : « On sent bien le discours ambiant selon lequel la solidarité, ‘ça commence à bien faire’. Le discours sur l’immigration n’est pas loin derrière. Ne sous-estimez pas les enjeux politiques et idéologiques ; à la Fondation Abbé Pierre, cela fait 25 ans que l’on propose des mesures prioritaires de régulation du marché de l’immobilier. On nous dit : ‘Occupez-vous des pauvres, laissez-nous nous occuper des choses de grandes personnes ‘. Mais jamais le marché ne va nous orienter. Il faut partager une vision de société et se doter de moyens. » Des propos auxquels souscrit Emmanuelle Cosse : «Le logement n’est pas qu’un problème technique et financier. C’est du social, de l’aménagement, de l’écologie, de l’économie, du vivre ensemble ».
Sophie Arutunian
La conférence « Crise du logement et bifurcation écologique : comment penser l’habitat en Haute-Garonne ? » était organisée par le Conseil départemental dans le cadre du cycle « Transition(s) ». Les interviews et la matinée d’échanges était menées par Emmanuelle Durand-Rodriguez