Un constat commun : la perspective d’une transformation radicale
Jean-Marc Jancovici
« Après avoir allègrement carboné l’économie au cours des deux derniers siècles, on n’aura sans doute jamais autant émis de CO 2 qu’en 2023. Aujourd’hui, décarboner l’économie c’est en partie lutter contre nos penchants naturels d’animaux paresseux et accumulatifs. Je suis convaincu qu’aucune efficacité énergétique ne sera suffisante tant qu’on n’aura pas réglé notre problème d’accumulation indéfinie. La question est de déterminer comment on organise les flux physiques qui structurent notre économie pour que les émissions de CO 2 baissent de 5% par an, ce qui représente l’ordre de grandeur nécessaire pour limiter le réchauffement climatique à +2°. Seules deux années dans l’histoire ont vu les émissions baisser de 5 % : 2020, l’année du Covid et 1945 quand le bombardement américain a éradiqué le parc industriel japonais. Une fois que l’on a cela en tête, on voit bien qu’on aborde une révolution. Tout le monde dit qu’on est dans une course contre la montre mais les gens pensent intuitivement qu’on a toujours le temps. »
Christian Gollier
« Les transitions énergétique et écologique vont transformer notre société de façon radicale. Il n’existe pas dans l’histoire de l’humanité de transition d’une telle intensité dans un temps aussi bref. Si nous sommes globalement tous conscients de l’enjeu du climat, il n’y a pas du tout de consensus sur les politiques à mener et sur les outils pour y arriver. »
Nous sommes collectivement pris dans le fameux phénomène du « passager clandestin ». On aimerait tous que les autres fassent les efforts que l’on n’est pas prêts à faire, et ce d’autant que nous sommes dans « la tragédie des horizons » : la plupart des bénéfices des efforts seront pour les générations suivantes.
Christian Gollier
« L’Europe, poursuit Christian Gollier, est la seule région du monde à avoir réduit ses émissions de CO2 (-25 %) mais comme nous allons devoir faire en 7 ans ce que nous avons fait en 33 ans, il va falloir demander aux gens des sacrifices. Décarboner c’est « du sang, des larmes et de la sueur », or les politiciens sont peu nombreux à avoir le courage de porter ces sujets. Ils ne veulent pas se suicider sur l’autel de la lutte contre le changement climatique car cela signifie demander des sacrifices personnels et collectifs. Ne serait-ce qu’abandonner le confort de sa voiture individuelle, c’est complexe. »
Alors à qui faire confiance : le marché ou le plan ?
Jean-Marc Jancovici
« Si on veut réorienter l’économie et réorganiser les compétences pour que les émissions baissent de 5% par an, il faut planifier, c’est le maître mot. On ne peut pas laisser au seul marché la construction des infrastructures de transport, la réécriture des documents d’urbanisme, la construction du système électrique et de l’éducation, de l’agriculture, etc. Tout cela relève de la planification. Le marché est un très bon outil d’ajustement court terme mais toutes les expériences montrent qu’il n’a pas la capacité de planifier à 30 ans et qu’il n’est pas fait pour prendre des décisions structurelles qui nous engagent sur des décennies. Pour l’instant, la planification écologique telle que portée par le gouvernement est un concept vague et je pense que le président Macron n’a pris la mesure de ce qui va nous arriver.
J’ai un autre argument en faveur d’un plan d’ensemble, c’est la possibilité offerte aux gens de se projeter dans l’avenir. Les gens ne sont pas averses à l’effort si cela permet de dissiper l’incertitude. Un plan d’ensemble est plus facile à comprendre que le signal prix. C’est un motif d’espoir. La seule monnaie d’échange qu’on ait contre la diminution de nos possessions matérielles c’est l’augmentation de nos certitudes : respirer, vivre en paix, manger à sa faim, créer de l’emploi. »
Jean-Marc Jancovici
Christian Gollier
« Les marchés ont très clairement montré leur totale incapacité à résoudre le problème climatique. La question est donc : comment d’atteindre cet objectif au moindre coût collectif ? Parmi la myriade d’actions possibles, quelles sont celles qu’il faut entreprendre en priorité ? Il y a un désaccord radical là-dessus avec des débats à n’en plus finir. Ce que les économistes proposent c’est une analyse coût / bénéfice, action par action. Par exemple quels sont les coûts et bénéfices d’une réduction de la vitesse sur autoroute de 130 km/h à 100 km/h ? Puis une fois qu’on a évalué l’ensemble des actions possibles, repérer les actions qui sont les moins coûteuses par tonne de CO2 émise, les plus acceptables. C’est une manière d’atteindre d’acceptabilité sociale et le bien-être collectif. Autrement dit, sortir de l’impasse fin du mois / fin du monde. Allons chercher les actions qui sont les moins sacrificielles, ceci avec peut-être un peu de décroissance, orientée vers la décarbonation. »
Taxes, quotas, subventions : quelles meilleures incitations ?
Christian Gollier
« Il faudra à la fois agir sur les prix et les normes. L’interdiction des chauffages sur les terrasses me semble être une évidence de même que l’utilisation du charbon pour produire de l’électricité comme c’est le cas en Allemagne ou en Pologne. Mais pour moi il n’y a pas d’exemples dans l’histoire où une transition de cette intensité ne passe par une transition des signaux prix. La révolution de l’imprimerie a fait baisser les prix des livres avec les transformations de civilisation que l’on connaît. De la même façon pour la transition écologie, on doit accorder une valeur au carbone et modifier les prix. Comme ce n’est pas le marché qui va le faire, c’est à l’Etat d’imposer un signal prix et d’établir le prix du carbone à un niveau qui correspond à l’objectif écologique à atteindre. En mettant un prix sur les choses qui nous sont chères, comme la qualité de l’air ou le climat pour nos descendants, on incite chacun, dans un système d’économie de marché, à intégrer les impacts que nous avons sur ce bien commun qu’est le climat. Il est vrai que les économistes peinent à convaincre sur la taxe carbone car elle est un instrument qui précisément rend transparent le fait qu’il faut faire des sacrifices. Pourtant c’est aussi une taxe qui permet de redistribuer. Quant à subventionner les comportements vertueux, il faudrait augmenter la dette publique, or augmenter de 50 % le ratio dette publique / PIB c’est totalement impossible pour les marchés financiers. »
Jean-Marc Jancovici
« Je suis un ancien amoureux transi de la taxe carbone. J’ai été très convaincu il y a 20 ans mais j’en suis revenu. Je continue à penser qu’elle est très utile dans certains secteurs, l’industrie notamment. Cela a été le cas lors du basculement du charbon vers le gaz dans la production électrique anglaise. La taxe carbone peut être un bon complément à une planification d’ensemble mais il ne faut pas en faire l’instrument principal d’autant que c’est un outil qui creuse les inégalités. Quant à la question des recettes de l’État, elle se pose, c’est évident. Néanmoins, depuis que j’ai l’âge de raison, j’entends dire que l’État ne pourra pas supporter une augmentation de son ratio dette publique / PIB. Et depuis, ce ratio augmente ; donc très honnêtement, je ne sais pas où est la limite. Il est possible que l’on puisse vivre avec une dette perpétuelle qui n’arrête pas d’augmenter. Je ne sais pas quel est le seuil de soutenabilité du ration dette sur PIB mais je m’interroge. »
Paris à 50 degrés ?
Jean-Marc Jancovici a participé le 24 octobre à Toulouse à un événement organisé par Stéphane Amant et le bureau toulousain de Carbone 4 : « La Matinale Adaptation : l’Occitanie doit relever le défi du siècle ». Cette fois dans le rôle du modérateur, l’ingénieur le plus célèbre de France et associé de Carbone 4 a notamment donné la parole à Alexandre Florentin, conseiller de Paris et président de la mission « Paris à 50 degrés ».
Estimant que « Paris est la capitale d’Europe où vous avez le plus de chance de mourir de chaud », le partisan d’une « nouvelle révolution haussmannienne » a développé l’idée que la seule « adaptation » aux futures canicules ne sera pas suffisante. « Elle prendrait beaucoup de temps et consommerait elle-même beaucoup de carbone », affirme l’expert énergie-climat et conseiller de Paris. « Il va falloir faire des choix drastiques, des ruptures organisationnelles et établir des priorités Parmi les priorités : les écoles.
« En septembre dernier, a-t-il poursuivi, on a pu constater dans certaines classes des températures de l’ordre de 35 à 44 degrés évidemment incompatibles avec le développement de petits êtres humains. Certaines écoles vont devoir être fermées pendant un an pour faire des travaux d’ampleur et leur permettre d’être résilientes. Je vous laisse imaginer les futures réunions publiques ! C’est vrai, mais je pense qu’il y a un élan général très fort actuellement, les gens sont prêts. Il va falloir éviter la maladaptation, génératrice d’un sentiment d’injustice, agir en gestion de crise (s’il fait 45 degrés pendant les JO de 2024 par exemple), mener des adaptations profondes et remonter à la racine du problème. Avec bien sûr une question énorme : comment financer ? Est-ce le tourisme intensif peut permettre de financer les transitions et accepter que le climat continue de changer pour tout le monde ? C’est une option. C’est aussi un piège. »